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Pour expliquer ce schéma, voici un extrait du séminaire donné par Lacan le 25 mai 1955.

Café-Babel : C'est nous qui soulignons.

p. 324
Il y a deux autres à distinguer, au moins deux – un autre avec un A majuscule, et un autre avec un petit a, qui est le moi. L'Autre, c'est de lui qu'il s'agit dans la fonction de la parole.

Je voudrais aujourd'hui vous proposer un petit schéma, pour illustrer les problèmes soulevés par le moi et l'autre, le langage et la parole.
(…)
Je n'ai pas réévoqué, parce que je pense que vous en êtes déjà assez familier, ce qui distingue l'imaginaire et le symbolique.

Que savons-nous concernant le moi ? Le moi est-il réel, est-il une lune*, ou est-il une construction imaginaire ? Nous partons de l'idée, que je vous ai serinée depuis longtemps, qu'il n'y a pas moyen de saisir quoi que ce soit de la dialectique analytique si nous ne posons pas que le moi est une construction imaginaire – je dirais même que c'est ce qu'il a de bien. S'il n'était pas imaginaire, nous ne serions pas des hommes, nous serions des lunes. Ce qui ne veut pas dire qu'il suffit que nous ayons ce moi imaginaire pour que nous soyons des hommes. Nous pouvons être encore cette chose intermédiaire qui s'appelle un fou. Un fou est justement celui qui adhère à cet imaginaire, purement et simplement.

Voici ce dont il s'agit.




Café-Babel : il faut bien suivre les flèches, en partant de S.
S, c'est la lettre S, mais c'est aussi le sujet, le sujet analytique, c'est-à-dire pas le sujet dans sa totalité. On passe son temps à nous casser les pieds à dire qu'on le prend dans sa totalité. Pourquoi serait-il total ? Nous n'en savons rien. Vous en avez déjà rencontré, vous, des êtres totaux ? C'est peut-être un idéal. Moi je n'en ai jamais vu. Moi, je ne suis pas total. Vous non plus. Si on était totaux, on serait chacun de son côté, total, on ne serait pas là, ensemble, à essayer de s'organiser, comme on dit. C'est le sujet, non pas dans sa totalité, mais dans son ouverture. Comme d'habitude, il ne sait pas ce qu'il dit. S'il savait ce qu'il dit, il ne serait pas là. Il est là, en bas à droite. (Café-Babel : en haut à gauche!)
Bien entendu, ce n'est pas là qu'il se voit – cela n'est jamais le cas – même à la fin de l'analyse. Il se voit en a et c'est pour cela qu'il a un moi. Il peut croire que c'est ce moi qui est lui, tout le monde en est là, et il n'y a pas moyen d'en sortir.

Ce que nous apprend d'autre part l'analyse, c'est que le moi est une forme tout à fait fondamentale pour la constitution des objets. En particulier, c'est sous la forme de l'autre spéculaire qu'il voit celui que, pour des raisons qui sont structurales, nous appelons son semblable. Cette forme de l'autre a le plus grand rapport avec son moi, elle lui est superposable, et nous l'écrivons a'.

Il y a donc le plan du miroir, le monde symétrique des ego et des autres homogènes. Il faut en distinguer un autre plan, ce que nous allons appeler le mur du langage.

C'est à partir de l'ordre défini par le mur du langage que l'imaginaire prend sa fausse réalité, qui est tout de même une réalité vérifiée. Le moi tel que nous l'entendons, l'autre, le semblable, tous ces imaginaires sont des objets. Certes, ils ne sont pas homogènes aux lunes – et nous risquons à tout instant de l'oublier. Mais ce sont bien des objets parce qu'ils sont nommés comme tels dans un système organisé, qui est celui du mur du langage.

Quand le sujet parle avec ses semblables, il parle dans le langage commun, qui tient les moi imaginaires pour des choses non pas simplement ex-sistantes, mais réelles. Ne pouvant savoir ce qui est dans le champ où le dialogue concret se tient, il a affaire à un certain nombre de personnages, a', a''. Pour autant que le sujet les met en relation avec sa propre image, ceux auxquels il parle sont aussi ceux auxquels il s'identifie.

Cela dit, il ne faut pas omettre notre supposition de base, à nous, analystes – nous croyons qu'il y a d'autres sujets que nous, qu'il y a des rapports authentiquement intersubjectifs. Nous n'aurions aucune raison de le penser si nous n'avions pas le témoignage de ce qui caractérise l'intersubjectivité, à savoir que le sujet peut nous mentir. C'est la preuve décisive. Je ne dis pas que c'est le seul fondement de la réalité de l'autre sujet, c'est sa preuve. En d'autres termes, nous nous adressons de fait à des A1, A2, qui sont ce que nous ne connaissons pas, de véritables Autres, de vrais sujets.
Ils sont de l'autre côté du mur du langage, là où en principe je ne les atteins jamais. Fondamentalement, ce sont eux que je vise chaque fois que je prononce une vraie parole, mais j'atteins toujours a', a'', par réflexion. Je vise toujours les vrais sujets, et il me faut me contenter des ombres. Le sujet est séparé des Autres, les vrais, par le mur du langage.

Si la parole se fonde dans l'existence de l'Autre, le vrai, le langage est fait pour nous renvoyer à l'autre objectivé, à l'autre dont nous pouvons faire tout ce que nous voulons, y compris penser qu'il est un objet, c'est-à-dire qu'il ne sait pas ce qu'il dit. Quand nous nous servons du langage, notre relation avec l'autre joue tout le temps dans cette ambiguïté. Autrement dit, le langage est aussi bien fait pour nous fonder dans l'Autre que pour nous empêcher radicalement de le comprendre. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans l'expérience analytique.

Le sujet ne sait pas ce qu'il dit, et pour les meilleures raisons, parce qu'il ne sait pas ce qu'il est. Mais il se voit. Il se voit de l'autre côté, de façon imparfaite vous le savez, en raison du caractère fondamentalement inachevé de l'Urbild spéculaire (Café-Babel : stade du miroir), qui est non seulement imaginaire, mais illusoire.

(…)

Si l'on forme des analystes, c'est pour qu'il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent. C'est l'idéal de l'analyse, qui, bien entendu, reste virtuel. Il n'y a jamais un sujet sans moi, un sujet pleinement réalisé, mais c'est bien ce qu'il faut viser à obtenir toujours du sujet en analyse.

L'analyse doit viser au passage d'une vraie parole, qui joigne le sujet à un autre sujet, de l'autre côté du mur du langage. C'est la relation dernière du sujet à un Autre véritable, à l'Autre qui donne la réponse qu'on n'attend pas, qui définit le point terminal de l'analyse.

Pendant tout le temps de l'analyse, à cette seule condition que le moi de l'analyste veuille bien ne pas être là, à cette seule condition que l'analyste ne soit pas un miroir vivant, mais un miroir vide, ce qui se passe se passe entre le moi du sujet – c'est toujours le moi du sujet qui parle, en apparence – et les autres. Tout le progrès de l'analyse, c'est le déplacement progressif de cette relation, que le sujet à tout instant peut saisir, au-delà du mur du langage, comme étant le transfert, qui est de lui et où il ne se reconnaît pas. Cette relation, il ne s'agit pas de la réduire, comme on l'écrit, il s'agit que le sujet l'assume à sa place. L'analyse consiste à lui faire prendre conscience de ses relations, non pas avec le moi de l'analyste, mais avec tous ces Autres qui sont ses véritables répondants, et qu'il n'a pas reconnus. Ils 'agit que le sujet découvre progressivement à quel Autre il s'adresse véritablement, quoique ne le sachant pas, et quil assume progressivement les relations de transfert à la place où il est, et où il ne savait pas d'abord qu'il était.

Il y a deux sens à donner à la phrase de Freud – Wo Es war, soll Ich werden. Ce Es, prenez-le comme la lettre S. Il est là, il est toujours là. C'est le sujet. Il se connaît ou ne se connaît pas. Ce n'est même pas le plus important – il a ou il n'a pas la parole. A la fin de l'analyse, c'est lui qui doit avoir la parole, et entrer en relation avec les vrais Autres. Là où le S était, là le Ich doit être.

C'est là où le sujet réintègre authentiquement ses membres disjoints, et reconnaît, réagrège son expérience.

Il peut y avoir au cours d'une analyse quelque chose qui se forme comme un objet. Mais cet objet, loin d'être ce dont il s'agit, n'en est qu'une forme fondamentalement aliénée.
C'est le moi imaginaire qui lui donne son centre et son groupe, et il est parfaitement identifiable à une forme d'aliénation, parente de la paranoïa. Que le sujet finisse par croire au moi, est comme tel une folie. Dieu merci, l'analyse y réussit assez rarement, mais qu'on la pousse dans ce sens-là, nous en avons mille preuves.

*p. 323 : "Dans cet ouvrage (Mein Kampf) du nommé Hitler, qui a perdu beaucoup de son actualité, on parlait des rapports entre les hommes comme de rapports entre des lunes. Et nous sommes toujours tentés de faire une psychologie et une psychanalyse de lunes…"

Commentaire de Café-Babel

Quatre instances sont présentes :
S ou Es ou Sujet ; A ou grand Autre ; a ou moi ; a' ou petit autre (on peut y ajouter a'', a''', etc.)
Le prototype de a' est l'image du corps propre (Urbild=image fondatrice) reconnue dans le miroir.
Ces instances sont reliées par des flèches qui définissent à la fois un parcours et un certain nombre de relations.
Aucune flèche ne relie directement S et a,  ni a' et A. Cela veut dire qu'il n'y a pas de communication directe entre ces instances. Le sens des flèches est également très important : a communique avec S par la médiation de A (situation analytique)
a est construit par S par l'intermédiaire de a'.

Remarquons encore que a et a' sont liés/séparés par le "mur du langage", tandis que la parole relie S, A et a.

Ce schéma se construit aux premiers temps de la vie du sujet. On a envie de poser S à l'origine, comme si le sujet prenait forme à la naissance. En réalité, cela commence avec A, la parole qui concerne le sujet, qui le constitue dès avant la naissance.
Le Sujet S, le Es freudien n'est donc pas un simple réservoir de pulsions. Il est d'entrée de jeu une parole, voire un texte.
Aux premiers temps de la vie, le moi n'existe pas; en particulier, il n'y a pas de ligne de partage entre un moi et le reste du monde, qui est essentiellement la mère. On peut noter au passage que cette idée de moi séparé de tout le reste à l'instar du corps séparé de tous les autres corps ne s'applique pas forcément au Sujet, qui déborde sur les autres sujets, qui s'enracine dans les autres sujets, par la parole (inconscente).
Le moi est donc un pur produit de l'histoire du sujet. La séparation se fait quand le sujet se reconnaît dans le miroir comme un autre parmi d'autres. On pourrait dire que le moi est le corrélatif de l'objet. Il se constitue dans le mouvement même qui construit l'objet, et comme étant lui-même un objet. De plus, le moi est purement imaginaire, on pourrait dire illusoire. Mais dès qu'il est constitué, on peut dire que le sujet tend à se prendre pour le moi, ou se dissimule sous le masque du moi : la part consciente du S (le moi n'est qu'une partie du Es) s'identifie au moi, et cette identification peut conduire jusqu'à la dérive que constitue la folie.



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Si vous croyez avoir compris, vous avez sûrement tort.


Jacques Lacan, Séminaire I, p. 181

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La problème est que la découverte de soi est aussi la révélation du piège qui nous enferme.


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Ce blog n'est pas souvent mis à jour. La raison en est qu'il attend toujours son vrai démarrage sous la forme d'un travail de pensée à plusieurs.

Deux pistes ont été évoquées jusqu'ici :

1. L'inconscient selon Freud

Si nous en croyons Lacan, la réflexion de Freud sur ce point a donné lieu à trois ouvrages majeurs : L'Interprétation du rêve (1899), La Psychopathologie de la vie quotidienne (1901) et Le Mot d'esprit et sa relation à l'inconscient (1905).

Une première indication :

L'infantile est en effet la source de l'inconscient, les processus de pensée inconscients ne sont rien d'autre que ceux qui se trouvent mis en place dans la prime enfance, à l'exclusion de tout autre. La pensée qui s'immerge dans l'inconscient en ayant pour fin de former le mot d'esprit ne fait que se rendre dans l'ancien lieu familier de son jeu d'autrefois avec les mots. L'acte de penser se trouve reporté pour un temps au stade infantile, afin qu'il puisse ainsi s'approprier à nouveau cette source infantile de plaisir. Si on ne le savait déjà grâce à l'exploration de la psychologie des névroses, on en arriverait nécessairement, dans le cas du mot d'esprit, à pressentir que la singulière élaboration inconsciente n'est rien d'autre que le type infantile du travail de la pensée. »
                                   
                                                            Le Mot d'esprit et sa relation à l'inconscient,  p. 306 (Folio Essais)

A la lecture de ce passage, on entrevoit, derrière le système qui préside à la pensée consciente, un autre système fonctionnant différemment. Les premiers contenus de pensée, seraient organisés selon un mode archaïque dont le sujet s'affranchit rapidement.
L'inconscient est donc bien plus qu'un réservoir de pensées échappant à la conscience ; il constitue un noyau d'énoncés fondateurs qui ne cessent jamais d'influencer, d'infléchir, de gouverner la pensée consciente, tout en fonctionnant sur d'autre normes que cette dernière.

2.  Nietzsche : par delà le bien et le mal, où cela nous mène-t-il ?

Là aussi, une citation en forme d'indice, ou d'échantillon.

Si l'on parle de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait très bref que les gens atteints de cette superstition n'aiment guère avouer ; c'est à savoir qu'une pensée vient quand « elle » veut et non quand « je » veux, en telle sorte que c'est falsifier les faits que de dire que le sujet « je » est la détermination du verbe « pense ». Quelque chose pense, mais que ce soit justement ce vieil et illustre « je », ce n'est pas là, pour le dire en termes modérés, qu'une hypothèse, une allégation ; surtout ce n'est pas une « certitude immédiate ». Enfin, c'est déjà trop dire que d'affirmer que quelque chose pense, ce « quelque chose » contient déjà une interprétation du processus lui-même. On raisonne selon la routine grammaticale : « Penser est une action, toute action suppose un sujet actif, donc… » C'est par un raisonnement analogue que l'atomiste ancien plaçait à l'origine de la « force agissante » la parcelle de matière où réside cette force et à partir de laquelle elle agit, l'atome ; des esprits plus rigoureux ont fini par apprendre à se passer de ce dernier « résidu terrestre », et peut-être arrivera-t-on un jour, même chez les logiciens, à se passer de ce petit « quelque chose », résidu qu'a laissé en s'évaporant le brave vieux « moi ».
                                                                                   
                                                                                        Par delà le bien et le mal, paragraphe 17

Nietzsche, comme les enfants curieux qui s'ennuient, sait fouiller derrière les rideaux, crever les décors,  trouver le chemin des coulisses, se pendre au lustre pour changer de regard. Curieusement, ce passage semble faire écho au texte de Freud ; pourtant, si je l'ai choisi, ce n'est pas pour cela, mais simplement parce qu'il montre comment, d'un bond, la pensée se libère.


Voilà. Le départ est donné. On peut se mettre en route et, tout en cheminant, semer quelques notes qui trouveront ici leur place.


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