Au-delà du principe de plaisir
Notes et réflexions

Chapitre 5

Il y a quelque chose dans le raisonnement de Freud qui tend à échapper au lecteur. Il faut y revenir plusieurs fois et le ruminer jusqu'à s'éloigner petit à  petit de la lettre même du texte.

Après avoir traité dans le chapitre 4 de l'excitation externe, Freud va consacrer le chapitre 5 aux transferts d'excitation interne. Ce chapitre est donc consacré au concept de pulsion.

La pulsion est d'origine organique. Elle a donc sa source à l'extérieur de l'appareil psychique. Freud définit les pulsions (le pluriel a son importance) comme "les représentants de toutes les forces agissantes qui proviennent de l'intérieur du corps". La formulation est claire : la pulsion ne s'identifie pas aux forces agissantes, elle les représente. Il faut voir dans cette idée l'établissement d'un premier lien entre les processus organiques et les processus psychiques. Il n'est pas abusif, pensons-nous, de dire que la pulsion est la force agissante dans l'organisme telle qu'elle se présente à l'appareil psychique, au même titre que la perception est la sollicitation externe en tant qu'elle se présente elle aussi à l'appareil psychique. Le psychisme subit passivement la pulsion comme il subit passivement l'excitation externe. Cet aspect des choses est tout à fait important, car il permet d'affirmer que la pulsion n'a rien à voir avec la volonté (libre) du sujet. La motion pulsionnelle s'impose, elle appelle une réponse qui, du point de vue de la revendication pulsionnelle peut aller jusqu'à un comportement conscient.

De cette définition, il découle que comme l'excitation provenant immédiatement de la perception, la motion pulsionnelle est non liée.

Sur ce point, Freud reste peu clair. Au tournant des pages 85 et 86, il semble bien identifier la liaison avec la transformation des processus psychiques primaires en processus secondaires : "ce serait alors la tâche des couches supérieures de l'appareil psychique que de lier l'excitation pulsionnelle lorsqu'elle arrive sous forme de processus primaire".

Cette formulation fait problème. Assimiler le non-lié aux processus primaires, c'est définir la pulsion elle-même comme processus psychique.

La question se posera plus tard de savoir si entre la motion pulsionnelle et sa liaison sous forme de processus secondaire, donc sa traduction en mots, il n'y a pas une première forme de liaison. En d'autres terme, les processus primaires seraient déjà liés (liaison ou symbolisation primaire). Le terme de pulsion serait alors réservé à un état plus archaïque de l'excitation interne. On aurait donc trois états, qui vaudraient pour les processus externes comme pour les processus internes : l'état non lié proprement dit, une première liaison correspondant aux processus primaire et une seconde liaison menant aux processus secondaires. Mais Freud ne fait pas cette distinction ici.

A la fin de la page 86, Freud revient sur la compulsion de répétition. Il la décrit comme un mécanisme, un processus psychique particulier qui n'a pas toujours la même fonction. Elle ne s'oppose pas forcément au principe de plaisir, mais elle n'en dépend pas. Elle se situe au-delà hors de la zone (si l'on peut se permettre cette métaphore spatiale) que contrôle le principe de plaisir.

En d'autres termes c'est de l'incontrôlé.

Freud reprend deux des exemples qu'il avait traités au chapitre 2 : le jeu du petit enfant et, chez l'adulte, la compulsion à répéter les événements de l'enfance dans le tranfert.

En quoi consiste la répétition dans le jeu de l'enfant ? Elle n'est pas le jeu lui-même, mais la nécessité de répéter inlassablement celui-ci. Quelque chose fait que l'enfant ne peut s'en empêcher mais il trouve son compte dans la réponse qui est chaque fois donnée. Ce qui importe ici, c'est le changement qui s'opère dans la position du sujet à l'égard de l'excitation qu'il éprouve, le passage de la passivité à l'activité, de la situation subie à la situation maîtrisée.

Je ne peux pas m'empêcher de penser ici à certaines formes d'apprentissage, à la répétition inlassable des mêmes gestes ou des mêmes séquences de gestes par le sportif qui s'entraîne ou le musicien qui travaille sa technique. On y retrouve la recherche de la maîtrise et la répétition inlassable, donc la structure du comportement est semblable. Cependant, ici, la répétition est délibérée; elle est même perçue comme un critère de détermination et de maîtrise de soi.

Les remarques consacrées au jeu d'enfant appellent une autre distinction. Freud énonce deux fonctions différentes de la répétition : la première vise à la maîtrise d'une excitation, donc au renforcement du moi; la seconde vise à la jouissance imméditate et répétée d'une excitation agréable. Ce n'est pas la même chose.

Passons à la compulsion de répétition dans le transfert. Elle n'a rien à voir avec la maîtrise de l'excitation. On est tenté de dire qu'elle n'émane pas de la même zone psychique. La répétition a lieu de toute façon et semble provenir de l'extérieur du moi, de cet au-delà dont parle Freud. Elle s'impose au moi, c'est un processus sur lequel le moi n'a pas prise.

Cette répétition, nous dit Freud, concerne toujours les événements de l'enfance. Et ceux-ci ne se répètent pas sous forme de souvenirs dont on puisse parler, mais indirectement, en grande partie sous la forme de comportements ou de symptômes, donc de manière à la fois visible à l'extérieure, mais inconsciente quant aux motifs.

p. 88

Freud en conclut que "les traces mnésiques refoulées de ses expériences vécues originaires ne sont pas présentes en lui à l'état lié et sont en fait, dans une certaine mesure, inaptes au processus secondaire".

p. 88 "Mais quelle est..."

La compulsion de répétition est l'indice du caractère pulsionnel du processus. Ce premier résultat acquis, il reste à savoir pourquoi la poussée pulsionnelle se manifeste de cette manière.

On comprend que la pulsion soit insistante, qu'elle tende s'imposer; mais pourquoi cette insistance réitérée répète-t-elle toujours la même chose ?

Quand on essaie de comprendre ce que peut être une pulsion, on pense tout d'abord à une force qui s'exerce. On pense aux besoins vitaux de l'organisme, au fait que ces besoins ne peuvent être assouvis de façon interne, qu'ils doivent provoquer des comportements du sujet visant à procurer la nourriture, le repos, les soins indispensables.

Mais Freud va plus loin. Il énonce ce que l'on pourrait appeler une logique générale des pulsion : "Une pulsion serait une poussée inhérente à l'organisme vivant vers le rétablissement d'un état antérieur".

Pesons bien cette définition. Ce vers quoi tend la pulsion, ce n'est pas l'avenir, mais le passé. En fait, la chronologie n'a pas de sens, puisque les processus primaires ne connaissent pas l'avant ou l'après. Donc la pulsion n'est pas une poussée en vue d'un changement, mais en vue du retour à un état antérieure. Dans une situation de déséquilibre, la pulsion n'a pas d'autre objet que le rétablissement de l'équilibre.

Boucle de rétroaction négative.

Plus encore, la pulsion ne va pas vers un inconnu supposé meilleur, mais retourne toujours à quelque chose qui a déjà été vécu.

Je me demande si cette idée - et celle de la pulsion de mort - n'est pas venue à Freud de ce constat livré par l'analyse que ce à quoi aspire fondamentalement tout individu au cours de sa vie, c'est le retour à l'état de la petite enfance et peut-être même à un état pré-natal (narcissisme primaire).

p. 89 Freud généralise : "... la nature conservatrice du vivant"

Cette nature conservatrice ne peut s'exprimer que par un rappel de l'état antérieur.

Exemples :

Frayage de certains poissons, migration des oiseaux, embryologie et hérédité (compulsion de répétition organique).

Je suis pas sûr de m'y retrouver complètement. Ou alors il faut vraiment sortir du cadre de l'organisme individuel.

Tendance ici à assimiler inconscient et pulsionnel. Les processus pulsionnels fonctionneraient comme une sorte de mémoire. Et l'inconscient (personnel ou d'une manière ou d'une autre collectif) nous manipulerait en suivant une logique particulière. Ce serait la part de nous-même qui agirait à notre insu.

Si l'on remonte de la pulsion à ce qui peut la fonder, on est amené à postuler des sortes de programmes qui contraignent l'être vivant à suivre un cours de développement précis suivant une séquence dont les étapes sont fixées à l'avance. Partant de là, on peut dire que toutes les motions pulsionnelles sont fondées sur cette logique de la forme préétablie, du parcours dont les étapes sont fixées.

Quand Freud dit que les pulsions sont historiquement déterminées, il dit que telle pulsion est apparue à un moment historique donné pour corriger un écart entre l'état initial et un état nouveau issu d'une contrainte extérieure. La pulsion a donc pour fonction d'établir une boucle de rétroaction négative. La boucle de rétroaction négative ramène toujours à l'état antérieur. La boucle de rétroaction positive conduit au chantement d'état, à l'éclatement de la forme antérieure.

Elle pourrait aussi bien conduire à la désorganisation et à l'effondrement. Raisonner ainsi nous conduit à la notion de limite. L'organisme biologique est un système dynamique. Or tout changement, le mouvement même du système et surtout les perturbations venant de l'extérieur, met en question la cohérence du système. La réaction n'est donc pas indifférente: elle doit préserver cette cohérence et elle ne peut le faire que dans le sens d'une rétroaction négative, d'un retour à l'équilibre, aux conditions les plus favorables à la conservation du système.

p. 89 "On objecterait facilement..."

La question en suspens est ici celle de savoir ce que devient cette apparente poussée en avant, cette tendance au progrès qui nous paraissent si évidentes.

Au fond, la question ici posée est celle du paradoxe du changement.

A l'échelle individuelle, c'est le paradoxe de la liberté.

A l'échelle de l'espèce, c'est le paradoxe de l'évolution.

Et précisément, c'est la question de savoir si la notion d'une pulsion qui viserait à la production de nouvelles formes n'est pas, dans les termes, contradictoire.

p. 90 Reformulée, l'hypothèse de Freud est : "toutes les pulsions veulent rétablir quelque chose d'antérieur".

Plus précisément : "Toutes les pulsions organiques sont conservatrices, acquises historiquement, dirigées vers la régression et le rétablissement de quelque chose d'antérieur".

Donc une pulsion, ça pousse, mais dans le sens d'un retour à l'état antérieur : boucle de rétroaction négative.

Les êtres vivants sont des sortes d'automates lâchés dans la nature, qui suivent leur programme et corrigent les influences extérieures dans le sens d'un retour à l'état antérieur.

L'idée, c'est que chaque fois que l'état d'équilibre est rompu, une pulsion intervient pour le rétablir. La pulsion ce n'est rien d'autre que cela : un mouvement interne de retour à l'équilibre, l'état ultime d'équilibre étant rien moins que la mort.

Le développement des êtres vivants a lieu sous la pression des forces externes. Chaque étape de ce développement a entraîné l'établissement d'une pulsion visant à corriger le changement.

Quand on lit cela, on a l'impression que Freud en dit plus que ce qu'il a besoin de dire.

La remarque à propos du développement de la terre et de sa relation au soleil est intéressante, car elle perrmet de mieux comprendre ce que Freud a en tête. Le couple Terre-Soleil constitue l'univers du vivant. C'est le champ de toutes les interactions qui ont abouti à la constitution d'une dynamique, laquelle a abouti à un moment donné à l'apparition puis au développement de la vie. Cela a embrayé un processus à l'intérieur duquel sont apparus des êtres vivants, c'est-à-dire des être apparemment autonomes. Une des caractéristiques essentiel des êtres vivants est d'apparaître sous la forme d'individus dotés d'une autonomie relative. Chaque individu se présente comme un système doté d'une dynamique interne, ce qui n'empêche pas qu'il dépende aussi des interactions avec son milieu.

Freud n'utilise pas le terme de système. En outre, nous savons qu'il serait abusif de réserver le terme de système au seuls organismes vivants. L'ensemble Terre - Soleil forme un système, le non-vivant n'est pas inerte.

Mais revenons à la description du vivant et à l'argumentation de Freud.

Jusqu'en 1920, Freud a considéré les choses à partir des problèmes rencontrés par ses patients, dans une perspective médicale visant à les libérer de certains symptômes gênants. Il a envisagé l'inconscient à partir des processus secondaires, donc à partir des normes de la conscience.

La rupture de 1920 consiste essentiellement, à mon avis, en un retournement de perspective. Il considère la conscience et l'ensemble des processus secondaires comme une sorte d'anomalie à la limite. Il situe le point nodal du sujet hors de la sphère de la conscience et aborde la question de sa structure et de sa constitution d'un point de vue systémique, quoiqu'il n'utilise pas ce terme. Le fondement de l'évolution individuelle est d'ordre pulsionnel. Et la pulsion elle-même n'a rien de psychique dans son origine. Elle relève d'un automatisme, mais d'un automatisme structuré.

Les pulsions, nous l'avons vu, ont un caractère historique. Elles font partie du lot de tous les individus dont elles conditionnenent fondamentalement l'existence, de la conception à la mort, mais elles ont trouvé naissance dans l'hisoire biologique de l'espèce.

On comprend dès lors les résistances des héritiers de Freud à intégrer cette rupture de 1920. Celle-ci en effet consiste en un radical changement d'optique et non pas simplement en un approfondissement des données antérieures.

p. 91 La pulsion de mort

Les pulsions auraient donc un but. Le terme de but est déconcertant, car il exprime l'idée d'un projet délibéré. A partir de ce terme, bien des malentendus sont possibles. Je pense qu'on clarifie les choses en disant que les pulsions tendent à un résultat, et ce que résultat en fin de compte est toujours la mort de l'individu vivant. Notre conscience - et notre désir d'immortalité - se greffe sur un support qui ne peut que mourir.

Ici, on note une difficulté.

Freud décrit l'existence individuelle comme une succession d'étapes obligées, comme la récapitulation du parcours accompli par l'espèce, ce qui nous amène au thème de la répétition.

Les représentants individuels de chaque espèce répète les mêmes caractéristiques, les mêmes formes anatomiques, etc.

Ces caractéristiques sont le produit d'une évolution, dont Darwin a exprimé les principes. Freud est clairement darwinien.

Ce que souligne Freud, c'est qu'il n'y a pas dans le vivant un principe qui viserait à plus de complexité. La complexité est une réponse du vivant aux contraintes extérieures, rien de plus. Mais quand le programme génétique de l'espèce a intégré une forme nouvelle, toute la dynamique pulsionnelle vise à sa reproduction mais à rien d'autre. Le caractère conservateur des pulsions consiste uniquement dans le fait qu'elle poussent à la reproduction des caractères existants, et en aucun cas au changement.

On peut considérer la pulsion de deux manières : a) comme l'imposition d'une forme appartenant à l'histoire propre de l'espèce, et b) dans la vie individuelle, comme une tendance au retour à l'acquis, au non changement.

L'individu se voit imposer la logique de développement de son espèce sous la forme d'un programme dont il ne pourra déroger et un rappel à l'ordre impérieux chaque fois qu'il sort du schéma.

p.91

Spéculations sur l'origine de la vie. Qu'est-ce que la vie ? C'est un parcours autonome. Un moment d'évolution autonome.

Toute forme de vie comporte une tendance au retour à l'inanimé, au non-vivant, équivalente à sa "capacité de vie". Donc tout être vivant, après avoir franchi tous les stades de son développement, se défera malgré lui.

Les contraintes extérieures ne doivent pas être comprises comme ce qui mettrait en péril une vie qui par elle-même se maintiendrait et se développerait indéfiniment. C'est au contraire le seul facteur d'évolution.

Un mot sur les pulsions sexuelles. On peut considérer les choses à l'échelle de l'individu ou à celle de l'espèce. A l'échelle de l'être particulier porteur de telle forme vitale ou au contraire à l'échelle de cette forme elle-même. Nous savons que les espèces évoluent et que certaines disparaissent. Il est donc faux de prétendre que si l'individu est mortel, l'espèce ne l'est pas. Disons simplement que l'espèce présente un cycle de vie beaucoup plus ample.

L'individu représente la contrainte de répétition de l'espèce. Dans chaque individu l'espèce se répète. La pulsion sexuelle serait donc la compulsion de répétition de l'espèce.

p.92 Les pulsions d'auto-conservation

Plus fortes que la volonté individuelle, les pulsions d'auto-conservation fonctionnent comme des automatisme visant à préserver l'intégrité de l'individu. Cela contredit-il cette poussée vers la mort dont parle Freud ?

Les pulsions d'auto-conservation ont pour objet non pas l'immortalité du sujet, mais le respect du programme biologique qu'il doit accomplir. Donc le respect du programme compte avant tout.

A la fin de la page 92, Freud souligne bien la différence qu'il y a entre une tendance pulsionnelle et une tendance intelligente. La tendance pulsionnelle ne fait qu'accomplir l'automatisme de répétition du programme biologique, elle n'a donc pas de but.

Dans cette différence, on trouve également l'opposition entre organique et psychique, entre processus primaires et processus secondaires.

p. 93 Les pulsions sexuelles

Il y a en quelque sorte deux cycles en jeu dans une existence individuelle. Le premier est précisément celui de l'organisme singulier: il suit son programme de développement de la conception à la mort. Une phase de croissance récapitulant l'histoire de l'espèce, puis une phase de vieillissement conduisant à la mort. Le second cycle vise simplement à la reproduction du premier; c'est ce que nous pourrions appeler le cycle de l'espèce. La coexistence de ces deux cycles se traduit par deux processus bien distincts : le cycle de vie individuel et la recherche de l'union sexuelle de deux individus aptes à en concevoir un troisième, nouveau. C'est ce qui distingue les pulsion sexuelles des pulsions d'auto-conservation. On pourrait considérer les pulsions sexuelles comme des pulsions visant à continuer l'espèce, à conserver non pas les individus, mais la forme de vie qu'ils représentent.

Mais dans ce passage, Freud fait également remarquer qu'un organisme complexe est un composé de cellules, qui ont elles-mêmes un cycle de vie particulier. Elles sont loin de vivre toutes aussi longtemps que l'organisme dont elles font partie. En outre, les cellules sexuelles sont appelées à se séparer de l'organisme qui les a produites pour former un nouvel organisme.

Il faut souligner la fonction de répétition qu'assument les cellules germinales, car reproduction et répétition, c'est exactement la même chose.

p. 93 "Un fait nous paraît hautement significatif : la cellule germinale doit trouver des forces - ou même la condition nécessaire - pour s'acquitter de cette fonction..."

Les pulsions sexuelles visent au-delà de l'individu. Mais faut-il en conclure à leur décentrement ?

On comprend bien comment fonctionnent les pulsions d'auto-conservation du moi, leur lien avec la cohésion de l'organisme. Elles supposent un principe d'organisation qui assure cette cohésion. Mais les pulsions sexuelles sont d'une autre nature; elles suppose un principe de cohésion différent, permettant la permanence des formes caractéristiques de l'espèce. Loin de jouer un rôle de second plan, elles semblent au contraire dominer la vie psychique dont elles semblent être le principal organisateur.

p. 94 "Les pulsions sexuelles sont conservatrices au même sens que les autres."

Conservatrices au même sens que les autres, les pulsions sexuelles sont appelées ici pulsions de vie. Pulsions de vie pour qui ? Parce qu'elles permettent la poursuite de la vie au-delà de l'existence strictement individuelle ? Cette manière de voir n'est pas très satisfaisante. Ne peut-on pas les qualifier elles-aussi de pulsions de mort ? Le cycle qu'elles rendent possible n'est-il pas lui aussi une boucle vers la mort, la seule différence étant la plus grande longueur du parcours ? Entre les deux types de pulsions, il n'y aurait pas opposition mais plutôt décalage, différence de rythme. C'est ce que dit Freud : "Il y a une sorte de rythme-hésitation dans la vie de l'organisme; un groupe de pulsions s'élance vers l'avant afin d'atteindre le plus tôt possible le but final de la vie, l'autre, à un moment donné de ce parcours, se hâte vers l'arrière pour recommencer ce même parcours, en partant d'un certain point, et en allonger ainsi la durée."

p.95 Le caractère polémique de ce chapitre apparaît ici plus clairement. Contre Jung, Freud a besoin d'établir qu'il n'existe pas de pulsion tendant vers un état qui n'a pas encore été atteint. Si donc il y a dépassement de la forme actuelle et production d'une forme nouvelle, cela ne résulte pas de l'action d'une pulsion visant à un tel dépassement, mais au contraire d'un débordement de cette pulsion par une influence extérieure plus puissante, donc d'une rupture dans l'accomplissement du programme propre à telle forme de vie.

Reste une question fondamentale liée au concept même d'organisme ou plus généralement de système ou de structure. Qu'est-ce qui assure la non-dissolution d'une structure, d'un système, d'un organisme ? Cette pérennité des formes est un fait : elles se maintiennent dans l'individu qui la représente et se reproduisent d'individu en individu. Il faut bien que quelque chose garantisse cette pérennité. Pour Freud, c'est le rôle purement conservateur et défensif des pulsions, qui, loin de pousser en avant, on plutôt pour effet de tirer en arrière.

C'est assez logique si l'on refuse tout finalisme. La nature ne planifie pas. La complexité n'est pas un but, mais juste le produit cumulatif de très longues interactions.

Cette règle étant établie reste la question de savoir pourquoi la complexité plutôt que le désordre, pourquoi la structure plutôt que l'informe ? La réponse de Freud est assez simple : tout ce qui tient un temps tend à se reproduire, tout ce qui a lieu tend à se répéter. La compulsion de répétition, qui est déjà un facteur d'ordre, est donc la norme fondamentale de toute ce qui n'est pas immobile. Elle gouverne tout ce qui se meut à l'exception de la conscience. Je ne sais pas si cela est bien perceptible, mais le saut se trouve entre l'ensemble des processus biologiques jusqu'aux processus psychiques primaires d'un côté, et les processus secondaires propres à la conscience de l'autre. La Spaltung, la cassure est bien là et elle traverse le moi, lequel est tout en même temps agi par la compulsion de répétition et le retour du même et agissant suivant des objectifs, capable d'envisager des formes nouvelles en tant que conscience. Cette Spaltung, nous dit Freud, traverse le rêve et devient par lui manifeste.

Tout ce chapitre est une réfutation du vitalisme de Jung et, plus généralement, de l'idée d'un progrès inéluctable. La réfutation ne manque pas de courage, car elle semble démentir l'évidence des faits. Le postulat du progrès résulte d'une fausse lecture de l'évolution.

 

 

 

 





que-vent-emporte

Par monochrome.dream le Samedi 13 mars 2010 à 14:09
Je le mets ici pour que tu aies la notification. Le titre, "La pharmacie de Platon", est peut-être amusant à première vue, mais c'est le deuxième essai derridien que je lis, et à chaque fois c'est matière à régal (ou du moins, à réactions et à cogitations). Chapitre 3, il parle longuement de Thot, comme dieu de l'écriture, des arithmétiques, mais aussi comme celui qui consigne toutes sortes de données sur les morts (durée de la vie par exemple... et il pèse leur coeur-âme :), et puis comme celui qui, en usurpant en quelque sorte la place du père-soleil Amon, en consignant sa parole créatrice, le répète sans être lui, s'y oppose tout en n'existant que par lui. Voilà pour la mise en contexte, ce n'est pas là que je veux en venir, mais il fallait situer un peu... J'espère ne l'avoir pas trop mal fait.
Et alors, en fait, je lis ceci :
"Suppléant capable de double le roi, le père, le soleil, la parole, ne s'en distingant que comme son représentant, son masque, sa répétition, Thot pouvait aussi naturellement le supplanter totalement et s'attribuer tous ses attributs. Il s'ajoute comme l'attribut essentiel de ce à quoi il s'ajoute et dont il ne se distingue par presque rien. Il n'est différent de la parole ou de la lumière divine que comme le révélant du révélé. A peine." (p290)
Donc une sorte de répétition de l'écriture comme redoublement de la parole, comme peut-être faisant signe vers la parole là où elle manque.
Plus loin :
"Car le dieu de l'écriture est aussi, cela va de soi, le dieu de la mort. N'oublions pas que dans le Phèdre, on reprochera aussi à l'invention du pharmakon de substituer le signe essouflé à la parole vivante, de prétendre se passer du père (vivant et source de vie) du logos, de ne pouvoir pas plus répondre de soi qu'une sculpture ou qu'une peinture inanimée, etc." (p291)
Ici, par rapport au père, Derrida nous explique avant qu'il n'est pas question d'une simple métaphore. Le père du logos est père précisément parce qu'il engendre le logos, parce qu'il fait vivre un discours qui a besoin de lui pour se maintenir et se corriger, mais qui est aussi vivant, jamais figé, toujours capable de créer l'écho chez l'interlocuteur.
Ce rapprochement de l'écriture et de la mort m'a rappelé, bêtement, à des expressions populaires. "Le livre de la vie", le fait d' "écrire sa vie" et, plus courant, cette envie qu'ont certains de "marquer l'histoire", comme si cela pouvait leur ménager une place dans la mémoire collective. Je me demande ce que Platon aurait pensé de tout cela. Il m'aurait sans doute envoyée balader à coups d'ironie bien placée. Cela dit, il y a une différence nette entre ceux qui vivent pour "marquer l'histoire" et ceux qui vivent pour vivre, sans prétention à l'éternité, en fait. Ce qui nous amène à la suite :
"Ce dieu de la résurrection s'intéresse moins à la vie ou à la mort qu'à la mort comme répétition de la vie et à la vie comme répétition de la mort, au réveil de la vie et au recommencement de la mort". (p292)
Voilà la seconde (mais principale !) raison pour laquelle je place ce commentaire sous ton article de Freud. La réflexion sur la vie et la mort, sous l'angle de la répétition. Qu'une écriture morte soit répétition d'une parole vivante, ça me semble évident.
Que la vie soit une répétition de petites morts individuelles (toujours un grand drame cependant), c'est ce qu'essaie de penser Freud ici. Je trouve qu'il y aurait matière à réflexion si l'on pouvait croiser ses conclusions à celles de Derrida, voir si c'est compatible et ce qui en ressort. Mais comme je suis bien moins maline que toi en lecture... si tu veux bien... :)
Dernière citation, qui m'a aussi ramenée à Freud :
"Tous ses actes seront marqués par cette ambivalence instable. ce dieu du calcul, de l'arithmétique et de la science rationnelle commande aussi aux sciences occultes, à l'astrologie, à l'alchimie. C'est le dieu des formules magiques qui apaisent la mer, des récits secrets, des textes cachés : archétype d'Hermès, deu du cryptogramme non moins que de la graphie.
Science et magie, passage entre vie et mort, supplément du mal et du manque : la médecine devait constituer le domaine privilégié de Thot. Tous ses pouvoirs s'y résumaient et trouvaient à s'y employer. Le dieu de l'écriture, qui sait mettre fin à la vie, guérit aussi les malades", etc, etc, p293.
Alors, toujours bêtement, je pense à la psychanalyse parce que, dans ce cas, la parole ne serait-elle pas renversée, assignée au rôle d'une écriture de ce qui ne vit vraiment qu'à travers le corps, les symptômes ? Ne serait-elle pas là pour faire se rencontrer l'immédiateté d'une obscure sensation et la matière plus élaborée d'un sens ? En fait, je pense à la parole comme écriture du vécu, mais aussi comme moyen de réappropriation de ce vécu. Il arrive souvent qu'on écrive des choses dont certains bas-fonds nous échappent, et que seule la relecture peut ensuite révéler. Qu'on s'étonne d'avoir écrit ça, d'avoir été ça. Est-ce que le langage, parce qu'il indique quelque chose qui ne se résout pas en lui, n'est pas déjà une écriture ? Est-ce qu'à partir du moment où l'on s'approprie un langage, où l'on se trouve enclavé dans des champs lexicaux, est-ce que notre mode d'accès aux choses ne se fige pas, d'une certaine manière, dans une appréhension caractéristique des choses ? L'allemand et le français, quelque part, pour reprendre l'exemple d'un ami cher (clin d'oeil!), seraient deux répétitions différentes, répétitions parce que les règles mêmes de leurs grammaires, conjugaisons,etcaetera, en font quelque chose de très calibré. Si les langues étaient l'expression du monde, si elles décrivaient ce qui nous entoure et ce que l'on ressent, il n'y aurait pas cette contrainte interne en elles, qui fait qu'elles se répètent. Mais, peut-être alors qu'elles ne seraient pas compréhensibles. Bergson parle d'étiquettes à ce sujet. Il y a la langue utilitaire qui étiquette les choses grossièrement. Et la langue de l'artiste, du poète par exemple, qui si elle voulait retracer vraiment ce qu'il veut dire, perdrait tout sens, serait une invention perpétuelle. C'est pour ça que je dis que la langue se répète, et que quelque part, elle est peut-être un premier pas vers l'écriture.
Mais quelquefois, l'écriture est salutaire. Il suffit d'écrire une longue lettre lorsque ça ne va pas. Parfois même, un texte pour soi, qu'on garde, qu'on gribouille ou qu'on jette, qu'on brûle, qu'on déchire, qu'on décore. Je ne sais pas. C'est comme un miroir de vie, capable de décharger tant de tensions.
Je n'ai pas fini ce com' mais je viens de voir l'heure et... mince de mince ! Fais-moi penser à te raconter la suite.
(je ne relis pas, tu t'en doutes, pardon d'avance pour les fautes de frappe)

Post-scriptum en vitesse : j'ai cité La pharmacie de Platon, parue dans le même livre que le Phèdre, éd GF, trad de Brisson, pas le temps de regarder la date
Je fiiiile
Par monochrome.dream le Mardi 16 mars 2010 à 18:35
Je t'envoie ça avec beaucoup d'appréhension, parce que globalement dans la vie j'ai tendance à dire beaucoup de bêtises... C'est à propos de ton résumé du chap5, vers la fin. Et tout le développement qui va suivre m'a fait conclure quelque chose de bizarre (oui, je sais, mettre la conclusion au début est tout aussi bizarre) : que dans le cas des pulsions de mort, le moteur si je puis dire, serait le retour à un état défini, un état d'avant la vie. Et dans le cas des pulsions de vie, ce serait simplement le retour à un état antérieur, mais sans discrimination d'états justement. Je développe dans la suite la façon dont je suis arrivée à cette drôle de conclusion, si tu veux bien. Pardon d'avance pour les obscurités, les ridiculités et autres naïvetés que je risque de débiter.

p94 : une "différence de rythme" ? Je crois avoir lu qu'à la base, c'est surtout la "méthode" qui change. Quand tu parles pulsions, un peu plus haut, j'ai en tête l'image d'une résistance de la forme (à considérer que le mot "forme" puisse convenir). Ici, c'est comme si la mort était pensée à la fois en terme d'origine et de fin. Comme si vu depuis le principe des pulsions de mort, l'être vivant était une étape, tandis qu'il serait une excroissance lorsqu'on le considère depuis les pulsions sexuelles. Car ces dernières, dit Freud, opèrent un retour en arrière, Ça donne l'impression de quelque chose qui se développerait par erreur et que l'on chercherait à recommencer, comme un brouillon tu vois ?, quelque chose que l'on rate (on ne recommence pas ce qui est réussi ; les pulsions sexuelles, quelque part, sont le témoignage d'un échec, enfin je trouve).
A côté de ça, les pulsions de mort, Freud le dit aussi, vont de l'avant. Tout ce qui a pu influer sur l'espèce, en modifier le développement, est intégré et donne lieu à une réaction appropriée. Mais en fait, j'ai l'impression que ces pulsions sont soeurs en ce qu'elles conduisent à un état des plus primitifs. Simplement, elles n'agissent pas à la même échelle ni de la même façon (l'une efface, l'autre contourne et détruit). Tu sais... comment dire. Voilà : je peux prendre une métaphore ? C'est plus facile, comme ça. Imagine un matériau souple, élastique, mais qui a tendance à reprendre sa forme initiale. On l'étire, on le tord dans tous les sens. Alors il y a deux façons de réagir. Je trouve que la plus naturelle et la plus idiote, c'est la pulsion sexuelle, qui annule tout d'un coup pour se retrouver au départ. Sauf que ces pulsions, plus j'y pense et plus je les conçois comme une instance de rembobinage. Alors une fois qu'elle est au point de départ, comme c'est un retour qu'elle a fait, et qu'auparavant elle était dans un autre état (quoiqu'artificiel), elle le reproduit lui aussi. A ce moment là, on pourrait assigner la poursuite du développement au côté mécanique de la pulsion de vie, qui fait simplement retour à. Je pensais à ça parce q'une pulsion, ce n'est pas conscient de la chronologie, ça fait simplement retour en arrière, mais le seul véritable retour en arrière est celui qui implique que l'aller en avant n'ait pas été, donc celui qui annule ce dont il revient ; à ce moment là, la pulsion ne peut pas revenir en arrière définitivement, temporellement je veux dire, d'une façon qui annulerait tout "souvenir" (trace mnésique?), parce que ce qu'elle reproduit, c'est un stade antérieur, mais rendu postérieur à quelque chose qui lui est postérieur par le seul fait qu'elle le reproduise. Alors, puisque sa nature est de revenir à l'origine, il lui faut reproduire ce qui est antérieur au retour au stade semblable à l'initial. Donc, pour en revenir au rapprochement que j'ai cru faire entre ces deux types de pulsions opposés, pulsions de vie, pulsions de mort, je pense qu'elles agissent exactement simpelment à des échelles différentes et que c'est ce qui est à l'origine de leurs différences de rythmes et de sens. La pulsion de vie serait plus idiote que la pulsion de mort, en ce qu'elle ne donne même pas l'impression de poursuivre un projet ou programme qui "s'adapte". Elle est comme une fonction intérmédiaire, celle du retour en arrière, quoi que puisse signifier cet "arrière". Donc je récapitule un coup sous forme de tirets :
-les pulsions de mort se concentrent sur les détails de l'évolution : elles les intègrent à un programme qui mène tout droit à l'anéantissement de l'individu. En quelque sorte, elles se débrouillent pour conjurer tous les obstacles à la mort dressés par l'évolution. C'est une marchine avant, fidèle à la "forme" de l'individu et au passé de son espèce, mais pour mieux en venir à bout. (mais je ne parle pas de "projet" non plus, malgré les métaphores un peu limites)
-les pulsions de vie sont plus globales, elles reprennent les choses à leur origine mais sont aussi conduites à un cycle. Je trouve ces pulsions là plus "simples" que les pulsions de mort. Elles me semblent agir comme un ressort (un peu surnaturel je te l'accorde) qui aurait pris le pli de son extension, chercherait à se contracter lorsqu'il est étiré puis à s'étirer lorsqu'il est contracté. En gros, elles tournent en bourrique. Ce sont celles que je trouve les plus mécaniques, et plus j'y pense, moins j'arrive à leur assigner un but ou même un "résultat". Ça doit être la millière fois que je répète ça dans ce commentaire, mais je les vois, tu sais, comme une simple réaction de retour, sans autre visée que celle du mouvement en arrière. Or comme elles parasitent les pulsions de mort (qui, elles, ont vraiment l'air d'avoir une direction), je trouve leur nom bien choisi.
 

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