(Désolée pour la mise en page, les espaces n'importe comment n'importe où ; l'éditeur de texte ne veut rien savoir, et ça me blase un peu, donc tant pis.)

Notes rédigées à partir de
ANNE-MARIE CHRISTIN,
L'image écrite ou la déraison graphique, dans “Le partenaire silencieux” : “L’empire du je” et “L’autre sujet”, pp123 à 168

Quelques mots sur le livre en lui-même

A.-M Christin tente d'y montrer pourquoi l'écriture ne peut avoir la parole et la langue pour uniques sources ; que s'il y a écriture, c'est aussi et d'abord parce qu'un changement de perspective a révélé l'« écran », donc l'espace neuf et potentiellement exploitable, aménageable, de ce que l'on percevait auparavant comme une simple surface (pour exemple : un basculement perceptif est nécessaire pour qu'une pierre plate ou que le mur d'une grotte devienne un support à gravure ou à peinture). Ainsi, le dessin, les idéogrammes et l'écriture proprement dite ont-ils pu voir le jour dans cet espace tout imaginaire dévoilé avec l'écran, mais pas avant.


C'est dans ce (large) cadre que l'on trouve les deux sous-chapitres dont j'ai décidé de tester l'articulation (le premier par obligation logique, parce qu'il pose les prémisses nécessaires à la compréhension du second, que j'ai trouvé... aussi rafraîchissant qu'une bouffée d'air). Leur propos est double :
-il s'agit de situer le sujet occidental par rapport au sujet tel qu'on le perçoit en Chine et au Japon (dont l'écriture et la langue diffèrent profondément des nôtres) ;
-le contraste fait apparaître abus et fourvoiements occidentaux sur la question de l'écriture : l'auteur s'en inquiète longuement, c'est là un second point nodal de l'argumentation.


Premier sous-chapitre - L'empire du je (pp123-144)


« Je pense, donc je suis .» Nous sommes en 1637 quand cette sentence détonne dans le paysage philosophique français (on la traduira alors par « cogito ergo sum »). Quatre ans plus tard, sa cousine latine (« ego sum, ego existo » = « je suis, j'existe ») , formulée spécialement pour lui ressembler dans la mise en valeur du sujet, apparaîtra dans les Méditations Philosophiques. Mais il y a beau temps que la découverte est scellée.
Or il n'est pas anodin que ce soit en français que Descartes l'ait d'abord énoncée. Contrairement au latin où seul le « je » d'emphase (cet « ego » aperçu plus haut) peut être détaché du verbe, on voit dans la langue française, un « je » représentatif de l'individu à la fois détaché du verbe (de l'action) et indéfectiblement lié à lui. Descartes n'aura donc eu qu'à regarder, qu'à ausculter la langue, pour découvrir le cogito.
De plus, par sa nature pronominale (et non prénommante), « je » ne désigne spécifiquement personne ; il peut englober n'importe quel énonciateur du cogito. En ceci il est sans lieu : « une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu » (R. Descartes, Discours de la méthode).


Avec la naissance du sujet cartésien, une série d'oppositions auparavant impensables (ou du moins, pas jusqu'en leurs extrêmes conséquences) aura donc vu le jour :
-l'opposition de la pensée au corps (substance pensante/substance étendue)
-l'opposition du discours au point de vue
-l'opposition du temps à l'espace (le discours se déroule dans le temps..., etc.)
Fait notable : elles recouvrent une autre opposition considérable et plus vaste, celle du sujet occidental et du sujet de l'Extrême-Orient sinisé (il sera question de ce dernier au second sous-chapitre).
Le premier des deux descend directement du sujet cartésien : il n'existe que par l'énonciation, c'est un sujet temporel et atopique. Toute philosophie occidentale du sujet a dû prendre position sur ce socle de convictions tenaces, fût-ce pour s'y opposer ; et c'est sur elle que s'est fondée la linguistique de l'énonciation telle que nous la connaissons. Celle de Benveniste, par exemple, qui, explorant les « marques formelles de l'énonciation », s'appuiera sur un « je » pensant, parlant, temporel et détenteur de l'exclusivité du rapport humain au monde.


Ceci étant, on comprend sans peine pourquoi les occidentaux eurent tant de mal à penser efficacement l'écrit. L'essence même de l'écriture bafoue les deux conditions élémentaires d'existence de leur (de notre!) sujet séculaire :
-car le locuteur est absent de l'écrit
-et que l'écriture « n'existe que dans et par sa matière » (tandis que le sujet cartésien est atopos)


Premier indice de la méprise occidentale au sujet de l'écriture : les deux caractéristiques sus-citées ont souvent été associées sans distinction comme si elles s'impliquaient mutuellement. On voit notamment cela chez Lyotard ou Derrida, ce dernier allant même jusqu'à lire dans l'écriture une totale et infrangible absence : il en situe le sujet à l'extrême opposé de tout point de vue : une non-substance, une altérité sans contrepartie, car tout ce qui entretient avec le sujet un rapport un peu intime est absent de l'écriture : le locuteur comme le référent s'en sont retirés ; elle demeure là, fondamentalement trouée, comme « supplément d'origine » (selon le terme derridien... ; et sous réserve d'erreur, je l'interpréterais comme une source de sens vierge de toute prise de position, un hors-sujet ou un hors-je). Derrida conclut : « on rend compte ainsi de ce que l'altérité absolue de l'écriture puisse néanmoins affecter, du dehors, en son dedans, la parole vive : l'altérer. » (Cet hors-je serait un possible pour-je ?)


Second trait typiquement occidental de la réflexion sur l'écriture, hérité d'un mode de pensée judéo-chrétien : cette tendance à transcendantaliser le signe. Derrida lui-même s'y est laissé prendre, lui pourtant farouchement opposé à toute invocation des « racines métaphysico-théologiques » pour une pensée de la signification. « Aucun signifiant n'a de réalité unique et singulière », écrira-t-il. Cela rejoint un peu l'approche cartésienne du pronom (en ce qu'il n'a pas de lieu puisqu'il ne nomme rien de précis), et s'élève on ne peut plus radicalement contre toute idée sinisée (donc spatiale et immanente, comme je tacherai de l'expliquer plus loin) de l'écriture.


« L'idéalisme logocentriste est un phonocentrisme », conclut A.-M Christin. (Phonocentrisme : de « phonétique » ; autrement dit : interpréter l'écriture comme tournant exclusivement autour de la langue et du discours, c'est la ramener et même la subordonner à la parole orale et, par voie de conséquence, au son). « L'idéalisme logocentriste est un phonocentrisme », donc. Et toute la substance des préjugés occidentaux sur l'écriture repose dans cette affirmation. Nos civilisations d'origines judéo-chrétienne, germanique et romaine, ont longtemps dévalorisé la portée signifiante des gestes et, de façon plus générale, de toute langue des signes, parce qu'elle donnait à voir et non à entendre et conceptualiser. Tout le visible qui fait la matérialité d'un texte, chez nous, peut vite évoquer le superficiel : à s'y trop intéresser, on manquerait la transcendance, le pouvoir du Verbe, de l'Essentiel, de tout ce qui serait potentiellement fécond (voir l'opposition de la Lettre à l'Esprit, par exemple). C'est d'ailleurs dans notre civilisation qu'a germé cette représentation de la main créatrice sans corps, du dieu désincarné dans sa présence un peu flottante, et c'est dans un rapport constant à ces conceptions théologiques que s'inscrit le « je » cartésien. « Même retour de l'acte et de la toute-puissance sur soi », constate Christin.


Dans ces conditions, il n'est guère étonnant que l'idéogramme n'ait pu être conçu que comme une étape imparfaite de l'écriture dans son évolution vers une forme alphabétisée (cette dernière se comportant comme un serviteur de la parole, puisque l'alphabet, phonocentrique de son état, se calque donc sur les sons).
La divergence des rapports à l'acte d'écrire, selon que l'on soit chinois ou occidental, est elle aussi révélatrice d'une conception plus fermée des choses par chez nous. Barthes, par exemple, avait relevé l'importance et l'étrangeté de l'acte de tracer les lettres. Qu'est-ce que cela signifie pour notre vécu de l'écrit ? Qui est le sujet de cette trace ? Si l'on suppose, avec Merleau-Ponty, ce sujet comme puissance d'action à distance du regard au seuil d'un corps, nous restons loin du compte. « Est-ce cela, « penser en peinture », ce retour à son corps propre comme à un lieu tendre et clos, cette revanche d'enfant puni frileusement savourée après que l'ascèse de Descartes nous en eut longtemps privés (…) ? Et l'espace dont dispose ce corps-regard n'est-il qu'un enclos de jardinier autour de la maison, où l'imaginaire s'émerveille, comme celui de Monet à Giverny, de compter les fleurs ? Est-ce ainsi que nous devons comprendre le geste du calligraphe chinois ?» (A.-M. Christin)
Non, tout à l'inverse. Là où nous invoquons la trace, c'est sur un phénomène d'équilibrage des vides et des pleins que ce dernier se concentre. L'espace qui sépare les figures est aussi, sinon plus important que les figures elles-mêmes. Il les lie.
Cf la belle citation de Ch'eng Yao-t'ien qui clôt ce sous-chapitre (elle est un peu longue pour figurer dans ce résumé).

monochrome.dream

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